Ahutoru ou l’envers du voyage de Bougainville à Tahiti

Si l’histoire des « découvreurs » européens du Pacifique au XVIIIe siècle, en
particulier celle de Bougainville, est bien connue, rien ou si peu n’a été dit
au sujet du premier Polynésien qui effectua le voyage inverse. Cet homme
s’appelait Ahutoru. Il fut le premier à aller au-devant des Français
lorsqu’ils débarquèrent à Tahiti en avril 1768 et c’est sans doute grâce à lui
que le séjour se déroula particulièrement bien pour l’équipage. Dix jours plus
tard, lorsque les vaisseaux la Boudeuse et l’Étoile s’apprêtent à repartir « à
l’autre bout du ciel », c’est-à-dire d’où ils viennent, en Europe, le jeune
Polynésien manifeste son désir d’embarquer et de suivre Bougainville, le chef
de l’expédition, prenant même son nom (prononcé « Poutavéri » par les
Tahitiens) pour marquer le lien quasi fraternel par lequel il s’alliait au
navigateur. Ce dernier, à l’issue d’un long voyage marqué par diverses
escales, l’accueillit chez lui pendant des mois et lui fit découvrir Paris.
Plus tard, il publiera Voyage autour du monde, un livre dépassant les fictions
romanesques et les illusions philosophiques et qui parlait enfin, pour de vrai
— du moins l’a-t-on cru — de l’autre et de l’ailleurs. Grâce à une vaste
documentation (journaux de navigation, comptes rendus scientifiques, œuvres
littéraires et presse de l’époque) mais aussi aux connaissances acquises dans
le domaine des anciens systèmes de pensée polynésiens, Véronique Dorbe-Larcade
reconstitue les grandes étapes des voyages aller et retour de Ahutoru. Mais
surtout, en émettant des hypothèses sur ce qu’il a pu ressentir et penser,
elle dresse le portrait de cet explorateur hors norme qui releva des défis
incommensurables face à l’inconnu que constituait le monde occidental.
Pourtant, l’histoire de Ahutoru (mais aussi celles de Tupaia, de Hitihiti, de
Mai, de Puhoro, Tuavira, autres Polynésiens évoqués ici qui partirent pour
l’Europe et parfois en revinrent), et notamment son issue, reste bien une
tragédie. Ce qu’elle met en jeu à ses commencements n’est pas sans interroger
ce qui durablement rend douloureuse, épineuse et passionnée la présence
française à Tahiti. « On ne sait à quelle date exactement se produisit
l’incident. Il émut fortement et frappa les contemporains. Ce fut, de la part
de [Ahutoru], une claire manifestation non seulement de nostalgie, mais plus
encore de détresse. Les choses se passèrent lors d’une visite, sans doute en
compagnie de Bougainville, au Jardin du Roi. C’était le nom que portait alors
le Jardin des plantes où étaient conservées et acclimatées éventuellement
toutes sortes de végétaux venus des quatre coins de la planète. Parmi tous les
arbres qui étaient là, [Ahutoru] en distingua un particulièrement, car il lui
était familier à Tahiti. [Il] mit ses bras autour du tronc en l’embrassant,
les larmes aux yeux. » « En fait, tenu pour un hôte de marque, il fut, en tant
que tel, convié à souper avec les officiers. À table, Ahutoru se conforma
parfaitement aux manières de faire des autres convives et sa bonne tenue fut
remarquée. Il but de l’eau mais refusa le vin ainsi que le ragoût qui était au
menu, parce qu’il n’aimait la saveur ni de l’un ni de l’autre. Cependant, il
demanda de tout et goûta à tout. C’est finalement le jambon salé et les
confitures qui eurent sa préférence. » Véronique Dorbe-Larcade est agrégée,
maîtresse de conférence, spécialiste d’histoire moderne et enseigne depuis
plusieurs années à l’Université de la Polynésie française. Ses recherches
portent plus particulièrement sur la période du Contact et ses répercussions à
long terme. Elle a notamment publié la première édition critique en français
du Journal de Joseph Banks à Tahiti et dans les îles (Haere Po, 2019) et a
contribué à l’ouvrage collectif Une histoire de Tahiti (Au vent des îles,
2019).